
Première « industrie » de la Bretagne durant des siècles, la production de toiles de lin et de chanvre a marqué durablement l’économie, la démographie, les productions intellectuelle et artistique de la région. Néanmoins, la discrétion et la dispersion des artefacts, l’ampleur et la richesse du sujet invitent à imaginer de nouvelles façons de questionner cette histoire et les héritages qu’elle nous a transmis. C’est le sens donné à l’étude d’Inventaire consacrée au patrimoine toilier. Elle vise autant à explorer les lieux de production que les habitations de ceux qui ont vécu de cette économie et invite à faire des liens entre prospérité toilière et commandes artistiques. Elle s’efforce aussi de mieux identifier les acteurs pour incarner ces patrimoines et renouveler le regard porté aux représentations de l’activité toilière.

Une étude à construire ensemble
Cette nouvelle opération d’Inventaire se construit comme un travail collectif, en partenariat avec des associations, des collectivités, des professionnels, des étudiants… Les contributions concernent autant le recensement et l’étude du patrimoine que la recherche en archives, deux volets indissociables de la méthodologie d’Inventaire. Elles peuvent être enrichies par la collecte de témoignages et de vocabulaires, d’archives privées, de photographies et d’objets. Une moisson facilitée par l’expérience et la proximité que nos partenaires entretiennent avec leurs territoires. Elles contribuent ainsi à la production d’une connaissance renouvelée, parfois inédite.

Des toiles bretonnes à la conquête des marchés étrangers
L’exceptionnelle situation maritime de la Bretagne et le dynamisme de ses ports ont, dès la fin du Moyen Âge, orienté le développement de la production toilière en direction des marchés internationaux. Ce qui aurait pu rester une activité domestique est devenu une « industrie » prospère, faisant de la région l’une des premières provinces toilières françaises. Du 15e au 18e siècles, la Bretagne est au cœur d’un réseau international et atlantique, alimenté par l’énorme volume de toiles produites d’un bout à l’autre de la péninsule, de Locronan à Vitré. Pendant des siècles, lin et chanvre ont un usage complémentaire, utilisés pour l’habillement, le linge de maison, les sacs d’emballage, mais aussi les voiles de bateaux, les cordages et les précieuses cargaisons de toiles fines commercialisées au Nouveau monde…
Une production multiforme
Si la richesse née de cette production explique celle des paroisses et des villes, il serait réducteur de considérer l’histoire textile bretonne comme une aventure homogène. À l’image de l’évolution des modes et des consommations, elle multiplie les diversités, tant dans la nature des pièces fabriquées, que dans la dispersion des espaces de production, l’organisation du travail, les périodes concernées… On observe ainsi une complémentarité intrarégionale entre les zones productrices de matière première et celles dévolues au tissage. L’exemple du Trégor et du Goëlo, pourvoyeurs de lin pour les tisserands du Centre-Bretagne et du Léon, en est l’un des plus probants. Interdépendance également entre espaces ruraux, où les toiles sont majoritairement produites, et villes où elles sont contrôlées et achetées pour être exportées.
Qu’apprendre encore aujourd’hui de cette histoire ?
L’enjeu majeur de l’étude d’Inventaire est de rendre compte de cette diversité, en s’appuyant sur les traces matérielles subsistantes. Ces témoins bâtis et mobiliers ne font pas qu’étayer les recherches des historiens : ils apportent des éléments nouveaux et tangibles, complémentaires des documents anciens et des connaissances déjà acquises. Ainsi, l’identification d’ateliers ruraux en Centre-Bretagne, parmi lesquels une ancienne sècherie de toiles du 18e siècle, révèle un aspect jusque-là ignoré de cette proto-industrie, tout comme la découverte en pleine campagne d’un ensemble d’habitations autour d’une blanchisserie de la fin du 17e siècle regroupant lavoir, logis de marchand, de contremaître et d’ouvriers blanchisseurs. L’étude vise ainsi à réinterroger le sujet, à partir des témoignages hérités de ces activités, pour affiner les processus de fabrication, les marqueurs chronologiques, mieux identifier les espaces concernés, comprendre les organisations de travail…
Quels héritages ?
Outre les bassins à rouir, fours à chanvre, teillages, buanderies et lavoirs utilisés pour la transformation des plantes textiles et le blanchiment des toiles et du fil, il existe des ateliers ruraux dédiés au tissage et au conditionnement des toiles. L’identification de ces éléments est essentielle à la compréhension de la chaîne de production. Certaines étapes sont à l’origine de noms de lieux-dits et de parcelles. L’étude des toponymes et microtoponymes éclaire également sur les aménagements disparus et les activités humaines anciennes.
Difficile de dissocier lieux de production et lieux de vie tant l’organisation de l’habitat est définie par celle du travail. L’architecture domestique raconte aussi les modes de vie et les mentalités propres à chaque milieu géographique, social et historique. C’est particulièrement vrai pour les maisons de fabricants-marchands qui affichent dans la pierre leur richesse, leur identité et leur métier.
L’activité toilière a également marqué l’urbanisme des villes-marchés et des villes-ports. Bureaux de marques et de contrôles, halles aux toiles, entrepôts, hôtels de négociants marquent le paysage urbain. Les manufactures royales de toiles à voiles de Rennes et Brest ont disparu mais des fabriques urbaines de toiles mécaniques ont pris le relais au 19e siècle pour répondre à la demande de la Marine française. À l’image de la Société linière du Finistère, elles font travailler des ateliers ruraux qui confirment l’articulation étroite entre villes et campagnes.
L’étude ne peut ignorer non plus le patrimoine religieux financé avec les revenus de la toile. Si les enclos paroissiaux du Léon en sont une illustration éclatante, les fabriques paroissiales d’autres secteurs ont également profité de cette prospérité.
L’histoire toilière engagée depuis le Moyen Âge se réinvente aujourd’hui. Une nouvelle filière lin se réimplante en Bretagne, de la culture de la plante au produit fini, en passant par les étapes de transformation (teillage, filature…). L’activité toilière n’est pas seulement une référence du passé mais bien une source d’inspiration pour de nouvelles aventures économiques. Elles s’inscrivent dans le cadre plus large de la France, premier producteur mondial de lin. En prenant une part active à cette dynamique, la Bretagne se réapproprie une culture et un savoir-faire ancestral porteur d’avenir.
En charge de cette étude d’Inventaire : Judith TANGUY-SCHROER, [email protected]